Les constantes culturelles, le scénario généralisé et le fonctionnement des systèmes socioculturels

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Journal of Siberian Federal University. Humanities & Social Sciences 11 (2015 8) 2749-2769

Svetlana Lourié

J’ai pour tâche de tenter de suivre en détails toute la conduite culturellement conditionnée des gens, de la perception du monde extérieur jusqu’au fonctionnement de la culture comme un tout. Jusqu’à présent, cette question n’a pas été posée dans toute son ampleur. Les anthropologues appartenant aux différentes tendances ont posé des questions concrètes et leur ont donné des réponses dont beaucoup ont été couramment admises ou presque couramment admises dans l’ensemble des sciences qu’il convient maintenant d’examiner comme étant liées réciproquement et privées de frontières nettes – anthropologie psychologique et cognitive et psychologie culturelle. La synthèse de toutes ces orientations, plus l’anthropologie symbolique et la critique postmoderniste, à mon avis, est merveilleusement présenté dans l’article de Bradd Shore “ Twice-Born, Once Conceived : Meaning Construction And Cultural Cognition ” 1) . Cependant, ce travail est aussi consacré à la formation, à la mise en ordre et en relation de la composante intrapsychique de la signification avec sa composante culturelle extérieure. Ce thème est évidemment immense ; néanmoins, me semble-t-il, dans le cadre de la problématique anthropologique générale, il reste particulier. Il me semble que, actuellement, on peut déjà entreprendre de tenter non seulement une synthèse des différentes orientations énumérées ci-dessus, mais aussi de donner un tableau du fonctionnement de la culture, en liant les divers aspects.

Première question que nous nous poserons : comment les réalités du monde extérieur deviennent des réalités culturelles, et même plus, des réalités culturelles intrapsychiques, des “ meaning systems ” selon d’Andrade. Il faut pour cela avant tout examiner la notion de “ material flow ” utilisé par d’Andrade, à laquelle il donne la définition suivante : “ There is a major class of human phenomenon that is not organized as meaning systems, which I term material flow. By material flow I mean the movement of goods, services, messages, people, genes, diseases, and other potentially countable entities in space and time”. 2) Dans le “material flow”, je suppose, peuvent être inclus n’importe quels phénomènes et choses qui ne s’avèrent pas simplement des composants des meaning systems, mais qui ne sont pas des artefacts non plus. “ An important issue is the way in which cultural meaning systems relate to systems of material flow – that is, to systems in which material and cultural objects move across time and space. ” 3) C’est dans ce but que R. D’Andrade propose d’examiner the social structure et the social exchange.

Cependant, de mon côté, je suppose que la notion de “ material flow ” doit être utilisée plus largement que ne le fait D’Andrade, et c’est pourquoi je propose une réponse différente à cette question. Les composantes du “ material flow ” ne sont pas perçues par la personne, n’ont pas leurs représentations signifiantes. Pour qu’elles commencent à être perçues par la personne, elles doivent devenir des artefacts et ensuite des “ meaning systems ”, des ensembles d’artefacts qui ont du sens, et qui peuvent être inclus dans le “ field of action ” ; celui-ci deviendra ci-dessous une notion clé de ma conception mais, lors d’une première approche je l’interprèterai en m’écartant de la définition d’Ernest Boesch : “ Culture is a field of action, whose contents range from objects made and used by human beings to institutions, ideas and myths. Being an action field, culture offers possibilities of, but by the same token stipulates conditions for action; it circumscribes goals which can be reached by certain means, but establishes limits, too, for correct, possible and also deviant action. The relationship between the different material as well as ideational contents of the cultural field of action is a systemic one ; i.e. transformations in one part of the system can have an impact in any other part.” 4) Ainsi, je pars du fait que le “material flow”, pour devenir un composant du “field of action”, c’est-à-dire de la culture, doit passer par une opération déterminée qui s’effectue dans la tête de la personne, c’est-à-dire devenir ideational contents of the cultural field of action. Par conséquent, on peut supposer que certains composants du “ material flow ” restent hors des limites de la perception de la personne, en dehors de son intentional world, ne lui correspondant pas. A sociocultural environment is an intention world. It is an intentional world because its existence is real, factual, and forceful, but only so long as there exists a community of persons whose beliefs, desires, emotions, purposes and other mental representations are directed at, and thereby influenced by, it. Intentional worlds are human artefactual worlds, populated with products of our own design.” 5)

Ainsi, comment les réalités du monde extérieur deviennent des réalités culturelles intrapsychiques? Une partie des éléments du flux matériel fait ce chemin automatiquement au cours du processus de transmission. L’enfant assimile les scénarii culturels, et dans le processus d’assimilation des scénarii, les composantes de ceux-ci : des artefacts isolés jusqu’aux schémas culturels (ensembles d’artefacts) et jusqu’aux modèles d’action qui s’avèrent être des artéfacts secondaires (selon Vartovski). Je reviendrai ensuite encore au thème des scénarii culturels, mais pour l’instant il est important pour nous de fixer notre attention sur le fait que le scénario (script) est un schéma culturel développé dans le temps, dans le développement duquel prennent part au minimum les artéfacts primaires et secondaires. Comment, en cumulant le regard des psychologues historiens de la culture sur le processus du développement ontogénètique, écrit Patricia Miller, au fur et à mesure que les enfants sont amenés à participer à des actions interpsychiques en commun avec d’autres personnes, en particulier à dialoguer, ces actions deviennent peu à peu pour eux intraspychiques. Les enfants intériorisent (comme le dit L. Vygotski) ou assimilent (comme le dit B. Rogoff) l’information et les modes de pensée à partir de leurs interactions avec les parents, les autres adultes, les camarades du même âge plus capables ” 6) . En fait, les enfants eux-mêmes, en venant au monde, deviennent en un certain sens important des objets culturels, comme le note M. Cole. 7) De l’avis de Katherine Nelson, dans le processus de socialisation les adultes orientent plutôt les actions des enfants et fixent des buts plutôt qu’ils ne les forment directement à quelque chose. Au fond, ils utilisent leurs connaissances sur les scénarii admis pour imposer des limites aux actions des enfants et ils permettent aux enfants de s’impliquer dans le comportement et le rôle que l’on attend d’eux. En ce sens, “ l’assimilation des scénarii joue un rôle central dans l’assimilation de la culture. 8) Katherine Nelson affirme que les enfants agencent des actions isolées dans une suite logique qui a une étendue dans le temps. 9) “ Dans les scénarii il y a une information sociale et culturelle sur les interactions avec la société, ce qui montre qu’ils se réalisent en interaction avec le monde social. En outre, le contexte social influe sur l’utilisation des scénarii eux-mêmes. Chaque événement est culturellement déterminée. A la suite de K. Girts et de R. D’Andrade, nous supposons que même les actions standards les plus simples ont une signification sociale, qui est inscrite dans un contexte culturel plus large. Un contexte social plus large influe aussi sur la représentation de l’événement par les mêmes conventions culturelles qui sont communes aux porteurs de la dite culture. En tant que niveau culturel global existent de nombreuses significations par défaut, de même que des actions facultatives dans la représentation de l’événement. Les scénarii se développent aussi dans un contexte d’interactions sociales. ” 10) Ainsi, en assimilant les scénarii culturels, l’enfant assimile aussi les artéfacts qui l’entourent, les modèles d’interaction, et les ideational contents of the cultural field of action qui l’entourent, et intentional world lui-même dans lequel il lui est donné de vivre.

Une autre partie des élèments du “ material flow ” est assimilée au moyen des ensembles de constantes de perception, qui corrigent le processus humain de perception, en l’inscrivant dans un cadre conditionné culturellement – c’est en cela que consiste sa fonction d’adaptation. (N’importe quelle représentation, de cette façon, est adaptée à la culture). Ayant reçu une représentation dans la pensée humaine l’objet ou le phénomène devient un artéfact. Ils peuvent être vus comme des artéfacts (artéfacts secondaires), c’est-à-dire comme des processus psychiques spécifiques régulés par l’activité socioculturelle de la personne, qui sont le produit de l’activité culturelle de la personne et peuvent être présentés comme des éléments inconscients conditionnés culturellement du psychisme humain, et que j’appelerai “ ensemble de constantes culturelles ”. Etant donné que j’introduis cette notion pour la première fois, nous la discuterons ensuite plus en détails. Ce sera une réponse à la question de savoir comment les objets de la réalité deviennent des artéfacts par une voie différente de la transmission de la culture, ce qui est indispensable lorsque la culture fonctionne de manière vivante.

Tournons nous d’abord vers la notion d’artéfact. La notion d’artéfact a aujourd’hui de multiples significations. Pratiquement n’importe quel phénomène, processus ou action peut être défini comme artéfact. De là l’aspiration à construire une hiérarchie des artéfacts. La plus influente est la hiérarchie d’artéfacts de Vartovski : les artéfacts matériaux et idéels (les objets ou phénomènes, ainsi que nos représentations sur ceux-ci) sont des artéfacts primaires ; les représentations sur les modèles d’action avec les artéfacts sont des artéfacts secondaires ; le champ “ du libre jeu ” - le fait d’opérer avec les artéfacts sans liaison avec le monde extérieur, ses lois et les nécessités qui lui sont liées – représente les artéfacts tertiaires. M. Cole, qui utilise ce même schéma, dans une certaine mesure le corrige d’une manière non essentielle du point de vue de ses tâches de recherche, mais essentielle du point de vue de mes propres tâches de recherche. Ainsi, Vartovski utilise la notion d’artéfact comme auxiliaire ; en fait, pour ses propres buts il construit une hiérarchie des représentations. Une représentation, de mon point de vue, peut être interprétée comme un artéfact, mais ces notions ont une connotation un peu différente, c’est pourquoi l’interprétation des artéfacts secondaires selon Cole, qui utilise dans ce contexte seulement le terme “ artéfact ”, finit par être plus large. En outre, Cole voit parfois les artéfacts matériels comme primaires, et les idéels comme secondaires, en omettant de rappeler que, selon Vartovski, “ such representations are reflexive enbodiments of forms of action or praxis, in the sense that they are symbolic externalizations or objectivations of such modes of action – ‘reflections’ of them, acording to some convention, and therefore understood as images of such forms of action – or, if you like, pictures or models of them ” 11) , en soulignant alors que différents aspects des schémas et des modèles culturels se rapportent aux artéfacts secondaires, sans préciser que chez Vartovski “ the element of convention in the representation comes to play a large role… Such representations, as ‘secondary artifacts’, are not ‘in the mind’, as mental entities. They are the products of direct outward action… Primary artifacts are those directly used in this production ; secondary artifacts are those used in the preservation and transformations of such modes of action or praxis by which this production is carried out. Secondary artefacts are therefore representations of such modes action, and in this sence are mimetic, not simply of the objects of an environment which are of interests or use in this production, but of these objects as they are acted upon, or of the mode of operation or action involving such objects.” 12) . Les dernières années, Cole a ajouté dans sa structure d’ artefacts les artefacts cognitifs, qui, selon la logique de Cole, à ce qu’il me semble, doivent être vus comme des artéfacts secondaires (idéels), néanmoins, au lieu de cela, il les met à part dans une catégorie particulière. Cette notion est empruntée à Donald Norman, dont le but était de emphasize the information processing role played by physical artifacts upon the cognition of the individual - hence the term, “cognitive artifact.” Cependant, il existe “two key ways in which Don’s approach differed from my own, despite a growing area of convergence in our ways of thinking. First, I call attention to the idea that cognitive artifacts “play a role upon the cognition of the individual.” Here we see the persistence of a deep intuition that thought is an autonomous human activity and that artifacts are somehow external to human thought, acting upon it, rather than participating in it and constituting it. This intuition is inscribed as well, in the diagrams that Don provided to contrast two views of artifacts, what he called the personal and the system views. As indicated in the passage I have quoted, as well as the figure legends to the two figures, there is no intrinsic relationship between thought and artifact. Rather, artifacts are placed squarely “outside” the cognitive system, acting upon it. From the former view, artifacts enhance cognition, from the latter view they simplify the task, but the basic schism between task and cognition remains unaffected. Cognition is a process occuring in individual heads and the basic stimulus-response paradigm remains in place”. 13)

Cette interprétation des idées de Vartovski, qui se retrouve, volontairement ou non chez Cole, me semble beaucoup plus fructueuse que la hiérarchie proposée par Vartovski, qui laisse en dehors du champ de l’attention de nombreux phénomènes mentaux, dont l’interprétation se fait facilement dans la version de Cole. Je m’en tiendrai donc à cette dernière, en ne faisant appel au texte de Vartovski que dans de rares cas spécialement stipulés.

Cette élargissement de la notion d’artéfact n’a pas que des inconvénients, mais a aussi ses avantages : elle nous donne le droit de définir comme artéfacts des objets et des phénomènes tant extérieurs que intrapsychiques dans le cas où ils sont formés en résultat de n’importe quels processus culturels. Comme l’écrit Herbert Simon, auquel fait référence M. Cole dans son rapport “ Culture et Cognitive Science ”, “ 1. Artificial things are synthesized (though not always or usefully with full forethough) by man. 2. Artificial things may imitate appearances in natural things while lacking, in one or many respects, the reality of the latter. 3. Artificial things can be characterized in terms of functions, goals, adaptation. 4.Artificial things are often discussed, particularly when they are being designed, in terms of imperatives as well as descriptives.” 14) et qu’il commente de la manière suivante : “Simon’s equation of the artifactual with things synthetic reveals a deep affinity between these two concepts. To be synthetic, according to Webster’s dictionary, means to be “produced by chemical synthesis, rather than of natural origin; not real or genuine; artificial.” So in dealing with creatures whose minds are made through artifacts, we are dealing with hybrids, part natural, part cultural-historical. Artifacts are, in some respects, models. Their structures carry within them, so to speak, a “theory” of both the human who is using it and the range of environmental circumstances in which it will be normatively used. Every axe and hammer, for example, embodies such a theory in its length, its shape, its size, its weight as a synthesized ensemble that satisfices the constraints of the human user and the task at hand. At the same time artifacts are transformers, enabling the metamorphoses of what we refer to as external into internal and vice-versa. Because they enter intimately into human goal - directed action, there is a functional aspect to all artifact-mediated action. And for the same reasons artifacts embody values (oughts, shoulds, and musts); in this sense all culturally mediated action is, at least implicitly, moral action.” 15)

En fin de compte, on peut considérer que, outre (1) les artefacts matériels, il existe (2) les artefacts idéels, et (3) les artéfacts cognitifs, qui sont la représentation ou le schéma de l’objet dans la tête de la personne, (4) les modèles d’action avec les artéfacts (dont les scripts) et (5) les mondes intentionnels, qui sont aussi des artéfacts, et qu’en forçant un peu on pourrait assimiler aux artéfacts tertiaires de M.Vartovski. D’après D’Andrade, (1) et (2) se rapportent à la catégorie symboles, alors que (3) se rapporte aux meaning systems ou schemata. Nous éluciderons la signification des points (4) et (5) ci-dessous. Pour le moment, nous nous arrêterons sur ce shéma là.

Dans la mesure où le modèle d’action, l’aspiration à agir ou le fait d’être prêt à agir peuvent aussi être regardés comme des artéfacts, le set dans l’interprétation de D. Uznadze peut être en principe défini comme un artéfact.

Ainsi, si nous comparons deux triangles, le triangle de Vygotski et celui de Uznadze, nous obtenons une série de déductions interessantes.

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Ainsi en même temps il se forme tant en tant que primaire (matériel ou idéal), qu’en tant que set pour agir par rapport à cet artéfact.
Eon peut présenter ce schéma de la manière suivante :

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Psychisme humain comme artéfact
(mode de la personnalité intégrale, qui s’exprime comme le fait d’être prêt à une action déterminée)

Un artéfact ne peut pas être pris en dehors du contexte, en dehors de tout le donné de la culture : il en est un fragment, un élément, à partir des ensembles duquel, de manière complexe, se construit la culture. Et le set dans l’interprétation d’Uznadze n’est pas attitude, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être regardé isolément de la personnalité en question. Le set, c’est le mode de la personnalité intégrale. Le set, a écrit D. Uznadze, “ doit représenter plutôt quelque état général, qui concerne non quelques organes distincts du sujet, mais son activité en tant que tout. ” 16) “ Nos émotions conscientes peuvent se trouver sous une certaine influence de nos sets, qui de leur côté, ne sont pas du tout les contenus de notre conscience. ” 17) “ Set est le moment le plus important dans l’activité de la personne , le moment principal sur lequel elle - cette activité - grandit ”. 18) En relations actives avec la réalité entre directement le sujet lui-même et non des actes isolés de son activité psychique, et si l’on prend en tant que position de départ ce fait indubitable, alors il est indiscutable que la psychologie, comme science, doit partir non de la notion de processus psychiques isolés, mais de la notion du sujet lui-même, en tant qu’un tout, qui, entrant en relations réciproques avec la réalité, est obligé de recourir à l’aide de certains processus psychiques. Bien-sûr, ce qui est initial (primordial) dans le cas présent, c’est le sujet lui-même, tandis que son activité psychique représente quelque chose de dérivé . 19)” “ Les résultats des expériences effectuées dans l’école d’Uznadze attestent clairement que l’activité psychique inconsciente, de manière cachée “ coparticipe ” en tant que prémisse et facteur de régulation dans le devenir de n’importe quelle forme d’activité de la conscience ” 20) - a écrit A.S. Prangichvili, un élève d’Uznadze. “ Set est une notion d’unité de mesure de la personne en tant que tout, à laquelle se ramène le sujet agissant dans chaque moment discret de son activité. A chaque moment discret de l’activité de l’individu, les processus sélectivement orientés de sa perception, de sa mémoire, de son imagination, de résolution de la tâche, etc. tout en faisant preuve d’une certaine cohérence interne et de suivi logique, interviennent comme des processus gérés par une seule variable intermédiaire – la disposition à une certaine forme de réaction – c’est à dire interviennent comme des processus s’effectuant dans une certaine forme intégrale de l’organisation psychique ” 21) . “ Set représente un état psychique entier, la disposition de l’individu à avoir une conduite déterminée, ” 22) a écrit un autre élève de D. Uznadze, Ch.Nadirachvili. “ Lorsqu’un set d’action surgit chez la personne dans une direction déterminée, il ne remarque sous son influence et ne prend en considération que les objets et phénomènes qui sont liés à ce set de quelque manière, qui ont une certaine importance pour sa conduite. Les objets et phénomènes indifférents, qui n’ont pas d’importance pour le set, ne sont pas remarqués. Cela a été établi par une multitude de données expérimentales… C’est aussi par expérimentation qu’a été confirmé l’effet de l’action du set en ce qui concerne l’utilisation de l’expérience antérieure de la personne. L’influence du set ne détermine pas seulement le choix, la sélection de l’action exercée par le milieu, mais imprime aussi sa marque sur toute l’expérience passée de la personne. Ne reviennent à la mémoire que les pensées et contenus de conscience qui ont quelque lien avec son set. La fonction du set consiste à sélectionner, à partir de la réalité qui entoure la personne, et à partir de son expérience passée, les objets nécessaires pour déterminer la conduite à prendre, les contenus de conscience, son expérience et les connaissances en général ; elle rend à l’individu un grand service pour la réalisation rationnelle de la conduite à tenir, dans la satisfaction de ses besoins. Par cela même, le set crée une base psychologique qui permet à la personne de s’adapter au milieu environnant et de transformer celui-ci en fonction de ses besoins. Le set soit oriente la personne sur des objets déterminés, soit, au contraire, aide à s’en écarter. ” 23) Ainsi, étant un artéfact secondaire, le set est en relation avec le champ culturel tout entier. Pour nous, il est important qu’il soit un lien entre la personnalité et le champ culturel. Et si l’on part de la thèse de Nadirachvili que l’on vient juste exposer, le set est un lien entre an intentional world et an intentional person. Du fait que le set forme le mode entier de la personnalité et qu’il peut être (a) fixé, qu’il peut (b) transformer la perception du monde chez la personne au point que certains objets et relations peuvent ne pas être remarqués par la personne, tandis que d’autres sont hypertrophiés, on peut parler premièrement de la formation d’une intentional person dans la cadre de telle ou telle culture, et, deuxièmement, d’un material flow, dont une partie des composants se transforme en meaning systems, alors qu’une autre partie passe à côté de la perception humaine, reste en dehors de la culture, en conservant jusqu’à un certain temps son statut de material flow.

Ainsi un set, d’après Uznadze, est en principe inconscient. Il ne s’en suit nullement que n’importe quels artefacts secondaires (selon Vartovski) soient inconscients, mais signifie que dans leur nombre entrent aussi des ensembles psychiques inconscients. C’est justement en tant que tels que nous définissons “ l’ensemble des constantes de perception ”, en liant inséparablement de cette façon la notion de “ representation ” et la notion d’ “ activity ”.

Cela ne signifie pas revenir à une définition vieillie de la culture ‘ensemble de modèles de comportement’ comme à une définition incorrecte. Notre compréhension de la culture ne contredit pas le fait de la comprendre en termes de meaning of interpretive theory. Mais elle suppose que meaning peut provoquer activity et intervient lui-même dans le processus de activity. C’est pourquoi la signification peut dans un certain sens être vue comme un artéfact primaire, supposant (si l’on suit le schéma de Vartovski) le secondaire – le mode d’action lié à l’artéfact primaire ; et ledit artéfact, se rapportant à l’ensemble des constantes de perception, est inconscient.

Cependant, cette compréhension est insuffisante. Il est impossible de contester le fait que, premièrement, la signification se forme dans un processus d’interaction complexe entre individus, justement, dans le processus de réalisation des scénarii et dans le processus du discours, et, deuxièmement, qu’elle est liée aux sets, c’est à dire aux positions inconscientes de la personne sur des actes déterminés, qui forment le mode intégral de la personnalité et qui sont liées a intentional world of this person. A leur tour les sets, et par conséquent aussi le mode de la personnalité, sont liés aux meaning systems. Les meaning systems définissent les représentations - sinon la culture perdrait son intégralité. Mais les représentations aussi définissent les meaning systems dans le cours de réalisation des scénarii. En outre, les scénarii eux-mêmes sont déterminés par les représentations de l’action et de l’interaction, composantes des sets.

Ainsi, à la base de la culture se tient la représentation des interactions, mais à la différence du cultural script concret, non celle des alternatives concrètes des interactions, mais celle de la structure de l’interaction (comprenant toutes les possibilités d’alternative admises dans le cadre de la culture) en principe. Les représentations sont les résultats de ces ensembles inconscients, absorbant les modèles inconscients d’interaction accumulés dans le processus de l’activité culturelle et mis ensuite sans dessus dessous dans les différents scénarii, en tant que leurs composants culturels. C’est pourquoi j’élargirai la notion d’ensemble de constantes de perception à la notion d’ensemble de constantes culturelles, si j’ai déjà dépassé le cadre d’une réflexion uniquement sur les processus de perception dans la culture et suis passée à l’interprétation des autres composantes de la culture, qui sont également des dérivées des sets, mais qui ne se rapportent pas seulement à la sphère de représentation, mais aussi à la sphère d’activité, et aussi à la sphère de la motivation.

L’ensemble des constantes culturelles doit être compris comme une structure psychologique complexe : un general cultural script intériorisé. On y distingue une série de composants qui peuvent être appelés des constantes culturelles, telles que “ la source du bien ”, “ la source du mal ”, “ l’image de la force qui protège ”, “ l’image de la force contraire ”, “ l’image du nous ou l’image de la collectivité ” (en particulier, le principe du lien entre les individus), “ l’image du champ d’action ”, “ l’image de la condition de l’action ”, “ l’image de la source de l’action ”, “ l’image du mode d’action ”, etc. Mais ce ne sont pas tant ces “ images ” par elles-mêmes qui sont importantes que leur disposition les unes par rapport aux autres, leur mode de liaison réciproque et d’interaction – ce que l’on peut appeler “ le champ culturel inconscient ”, compris dans une signification proche de la geshtalt-psychologie. Ce n’est pas encore an intentional world, mais seulement sa carcasse. Le general cultural script peut s’incarner dans une multitude de event scripts qui extérieurement ne se ressemblent pas. Je reviendrai ensuite sur ce thème.

L’ensemble des constantes culturelles, c’est ce prisme à travers lequel la personne regarde le monde, dans lequel elle doit agir, les paradigmes de base qui déterminent la possibilité et les conditions d’action de la personne dans le monde, autour desquels se bâtit dans sa conscience toute la structure de l’être. C’est pourquoi l’ensemble des constantes culturelles est en même temps aussi l’ensemble des constantes de la perception culturelle (intentionnelle). Grâce à elles, la personne reçoit une image de son environnement dans lequel tous les éléments du bâtiment-monde sont structurés et ramenés à la personne elle-même. Michael Cole écrit que “ la prémisse centrale de la psychologie historico-culturelle est l’affirmation de l’existence d’un lien profond entre l’environnement concret dans lequel la personne se trouve, et les catégories distinctives fondamentales de sa raison : l’environnement de la personne est rempli des accommodations, des outils (adaptations) de conduite des générations précédentes sous une forme matérialisé (objets) et (dans une mesure importante) extérieure. ” 24) Mais qu’est ce qui empêche d’affirmer que l’environnement de la personne est rempli “ d’accommodations, d’outils (adaptations) de conduite ” ayant une forme idéelle, comme celle dont nous parlions plus haut, d’artéfacts secondaires spécifiques ou sets. C’est surtout en cela que consiste “ la fonction de la culture en tant que moyen spécifique d’adaptation humaine 25) ”, comme a écrit à ce sujet un classique de la culturologie russo-arménienne, Edouard Markarian. Selon Markarian, la culture se comprend comme “ un mode spécifique d’activité humaine, un mode d’existence des gens qui a une nature adaptative et coentropique ultime… . Le terme “ mode d’action ” se comprend au sens large, on ne peut le réduire seulement aux acquis, aux capacités ; il suppose aussi d’englober les moyens objectifs mutiformes d’existence de l’activité des gens… Les cultures ethniques représentent des modes d’activité historiquement élaborées, grâce auxquels a été assurée et est toujours assurée l’adaptation des différents peuples aux conditions du milieu naturel et social qui les entoure. ” 26)

En m’appuyant beaucoup sur l’approche de Markarian, qui fut mon professeur, je pars, dans mes théories, du fait que l’ensemble des constantes culturelles doit être compris comme un ensemble de représentations sur le mode et le caractère de l’action de la personne dans le monde, ce qui me semble être general cultural script intériorisé. Les constantes culturelles ne sont pas substantionnelles, c’est à dire qu’elles ne concernent pas les objets du bâtiment-monde pour eux-mêmes, mais opérationnelles, et elles se rapportent à l’image de l’action de la personne par rapport aux objets du bâtiment-monde. C’est un système de sets fixés qui, dans un de leur aspect, peuvent intervenir comme artéfacts-modèles d’action, et dans un autre aspect, comme des artéfats cognitifs. Les constantes culturelles en même temps incitent notre désir d’agir dans le monde et orientent celui-ci, et prédéterminent notre perception du monde. C’est ce qui se tient derrière le caractère idéel des mondes culturels. C’est en quelque sorte un schéma cognitif qui englobe l’image toute entière du monde, en reflétant les interrelations de ses objets. Mais étant un schéma de nature idéelle, il est spécifique pour chaque culture et ne peut pas prétendre à l’objectivité. Etant plutôt, par principe, hors de la logique et conflictuel en lui-même, il peut créer chez ses porteurs l’illusion de l’objectivité du tableau du monde (du monde intentionnel) qui est construit sur sa base. Par conséquent le general cultural script est aussi hors de la logique et contradictoire. Le fait qu’il soit hors de la logique s’explique parfois par sa fonction d’adaptation de la réalité extérieure, afin de rendre celle-ci plus confortable pour les gens, au moyen de la déformation de la perception de celle-ci et de la rationalisation (en particulier par la concentration intentionnelle du mal dans une source dont on a clairement pris conscience, pour que le mal ne soit pas ressenti comme déversé de par le monde). Il s’en suit que le mécanisme de rationalisation met la réalité hors de la rationalité. Etant hors de la rationalité, la réalité s’avère immanquablement contradictoire, ce qui pousse la personne à agir. L’artéfact cognitif reçoit de cette façon une force de motivation qui fait agir la personne dans un monde adapté avec l’aide des constantes culturelles, mais intérieurement contradictoire, afin de minimiser ces contradictions. Ainsi, l’artéfact cognitif se transforme en set, exigence inconsciente d’une activité déterminée, définissant tout le mode de la personnalité.

Ainsi, le general cultural script intériorisé (implicite, inconscient) s’avère un ensemble de constantes culturelles, un système d’images qui décrit l’arène d’activité de la personne en tant que membre du collectif qui est pour lui le “ nous ” primaire. Et si c’est ainsi, il se crée alors une base pour que la conflictualité externe (intentionnelle) réagisse d’une manière “ dramatisée ” (je ne parle pas pour le moment de la conflictualité interne, qui est posée par l’acceptation même de la réalité intentionnelle, par l’être (existence) en tant que intentional persons mais seulement de la conflictualité qui s’inscrit dans le cadre du monde intentionel) , à travers l’interraction des “ images ” qui ont dans chaque culture des particularités uniques. Chacune des “ images ” a un caractère propre et se trouve en relations déterminées avec les autres “ images ”. Par leur intermédiaire se forme dans chaque culture un canon de perception de la réalité, un ensemble de représentations culturelles. L’activité de la personne de ce point de vue apparaît comme une action réciproque des “ images ”. L’espace lui-même a ses traits “ imagiers ” qui sont en accord avec “ l’image du nous ” et avec les autres composants de cette schématisation du monde qui s’effectue dans le psychique intentionnel. La reconstruction du système des constances culturelles ressemblera à un modèle dynamique d’interaction des “ images ” ; et ce sont justement ces liens réciproques, ces dépendances réciproques qui s’avèrent des constantes culturelles. La personne construit sa conduite apparemment à l’intérieur de ce système de liens et d’actions réciproques, en se ressentant comme un des composants de ce système qui se trouve constamment en mouvement. C’est justement dans ce contexte que se forment ses sets fixés. C’est justement une telle vision du monde que forme la culture. C’est justement la motivation intentionnelle du mouvement intentionnel qu’elle motive et oriente, c’est justement en ce sens qu’elle est un mode d’activité spécifique.

Cependant, revenons à ce que j’ai appelé a general cultural script et constantes culturelles, que sous un de leur aspects représentent les artéfacts culturels, et sous un autre aspect ce que j’ai appelé schémas de motivation et sets fixés, qui déterminent la sélectivité de la perception et l’orientation de l’acte. Lorsque je parle d’ “ images ”, données par les constantes culturelles et des schémas dramatisés, il ne s’agit pas d’un schéma mythologique ! Toutes ces images n’ont que des traits formels, “ technologiques ”, et non un contenu, une problématique. Comment expliquer cela plus simplement ? Disons que dans un certain genre littéraire, selon les règles de celui-ci, il doit y avoir tel ou tel personnage : le scélérat, le preux chevalier, etc. Dans chaque œuvre concrète ces personnages ont leur propre nom et des traits individuels, et y est conservé cet ensemble de caractéristiques des personnages et des modèles de relations entre eux, cette dynamique du sujet que nécessite la spécificité du genre. De manière générale, en gros, la culture crée un canon semblable de perception du monde construit. Elle pose des paradigmes de perception tels, que tous les objets du monde extérieur soit s’érigent en images élaborées par elle, en constantes culturelles, en subissant des déformations plus ou moins importantes, soit ne sont pas du tout assimilées par la personne. La vie du système socio-culturel change, les conditions culturelles, politiques, économiques dans lesquelles elle vit changent. Et donc change aussi cette expérience extérieure, que le peuple doit assimiler et mettre en ordre. En quelque sorte, une nouvelle pièce de théâtre apparaît, écrite conformément au même canon, mais sur un matériau nouveau. Les tableaux du monde se remplaceront, mais grâce aux constantes ethniques, leur structure à la base restera la même. Un monde intentionnel en remplacera un autre, mais les dessous généraux de celui-ci resteront les mêmes, hors de la logique, construits sur les mêmes constantes culturelles qui conserveront la même disposition, le même squelette de culture sera conservé, seule la “ chair ” recouvrant ce squelette sera différente. “ En une décennie le papou peut totalement s’éloigner de la représentation traditionnelle du cosmos admise dans sa tribu, en passant par différentes étapes. Ainsi, un missionnaire peut le convaincre que c’est la Bible qui est la source de la puissance de l’homme blanc… Cinq ans après, le papou vote déjà pour le candidat souhaitant être député à la chambre des représentants, il devient co-propriétaire d’un camion et apprend qu’un homme s’est posé sur la Lune, que seulement dix ans auparavant il percevait comme une divinité totemique. Il reste mystérieux comment la personne peut s’arranger avec de tels à coups chaotiques dans le domaine de la conscience et ne pas devenir fou ? ”27) se demandaient il y a trente ans R. et F. Keesing (question peut-être essentielle pour l’anthropologie). S’il ne devient pas fou, c’est que les ruptures ne sont pas chaotiques. Les constantes culturelles ne sont pas le remplissage contenant des “ images ”, mais les caractéristiques générales qui lui sont attribuées. Le remplissage concret de ces paradigmes peut changer, et surgissent alors de nouvelles modifications de l’image du monde. Mais leur remplissage, dans n’importe quel cas, sera tel que les caractéristiques générales de ces images, leur disposition, représentations sur le mode d’action resteront inchangées. Ce sont des constantes, autour desquelles se cristallise aussi la tradition ethnique dans ses différentes modifications.

On peut dire qu’elles sont semblables à des paradigmes grammaticaux, à partir desquels doit être composée la structure de la proposition. Ces paradigmes s’établissent en un ordre déterminé (forment en quelque sorte une forme de proposition), et se remplissent d’un contenu concret. Le general cultural script peut se réaliser dans une multitude de scenarii concrets différents, qui auront des éléments clés et des liens réciproques généraux déterminés en fonction des circonstances.

Les constantes culturelles ne sont jamais conscientes pour la personne. Elles sont un instrument de mise en ordre et de rationalisation de l’expérience obtenue à partir du monde extérieur. Le tableau du monde qui se construit sur leur base dans la conscience des gens peut être soumis à la critique, mais les constantes culturelles mêmes ne deviennent jamais pour la personne un objet de jugement, simplement du fait qu’elle ne les voit pas. Ici interviennent les mécanismes de protection du psychisme humain. Grâce à leur action, les constantes culturelles ne découvrent jamais leur contenu directement dans la conscience de leurs porteurs. ; elles ne remontent toujours à la surface que sous forme de représentations à l’occasion de quelques problèmes ou objets particuliers, c’est-à-dire sous une forme concrétisée au maximum. En passant par la barrière de protection du psychisme humain, les constantes culturelles en quelque sorte se morcellent : dans la zone de conscience elles pénètrent non pas comme une règle générale pour une multitude de phénomènes très variés, mais comme une représentation du mode d’action le plus commode dans le cas présent. De plus, les formes des manifestations concrètes des constantes culturelles peuvent être tellement bigarrées, variées, qu’il est effectivement parfois difficile de voir derrière elles des lois générales. La grande diversité des formes de manifestations des constantes culturelles leur assure une grande invulnérabilité. Lorsque les constantes culturelles sont de manière évidente en contradiction avec la réalité, ce ne sont pas les constantes ethniques mêmes qui sont menacées mais les formes concrètes de leur expression. Certaine norme de comportement peut être rejetée par l’individu ou par la société en tant que caduque, mais les dessous inconscients de cette norme resteront intacts et trouveront leur expression dans d’autres formes. Dans une période de changement des variations de la conscience traditionnelle, les constantes culturelles ne font que changer de vêtements.

Le remplissage des constantes culturelles avec un contenu concret se présente comme la cohésion entre les images inconscientes et les faits de la réalité ou, si l’on emprunte la langue des psychanalystes, représente le transfert – le déplacement d’un ensemble d’inconscient sur un objet réel. Cette cohésion peut être plus ou moins solide et se conserver tant que l’objet en question peut porter une charge de ce genre à l’intérieur du tableau du monde, et que l’expérience de l’ethnie ne commence pas manifestement à s’écarter de la réalité. Il s’ensuit alors un nouveau transfert, sur un autre objet. C’est ainsi que se produit la formation de “ l’image du défenseur ” ou de “ l’image de l’ennemi ” concret (qu’elles soient personnifiées ou non). D’une manière analogue se forme un phénomène que l’on peut appeler autotransfert : la personne s’adjuge des qualités qui se trouvent dans “ l’image de soi ” inconsciente (la conception du “ nous ” et la conception du “ moi ”. A partir du material flow sont puisés de nouveaux éléments restés ignorés auparavant, et ils deviennent des meaning systemes et ce qui composait auparavant le contenu des meaning systems soit conserve son statut, mais déjà en tant qu’histoire ou archéologie, soit, en étant rejeté, se transforme en material flow.

Dans chaque cas, le transfert et l’autotransfert s’effectuent synchroniquement, de sorte que sur la réalité réelle se transposent non seulement les caractéristiques des images inconscientes, mais aussi leur disposition et interaction. Ainsi, le trait permanent de n’importe quel tableau du monde intrinséque à un système socioculturel, dans les différentes périodes historiques, est son équilibre : la corelation des “ forces du bien ” et des “ forces du mal ” ne change pas. Cet équilibre définit pour beaucoup la “ carte ” du tableau du monde. Si la menace extérieure grandit, alors, conformément à cela, soit augmente la représentation de sa propre puissance, soit une charge psychologique supplémentaire tombe sur “ l’image du défenseur ” quelle que soit la forme de celui-ci. Cela dépend, à son tour, des objets de transfert potentiels présents et de la disposition de “ l’image de soi ” et de “ l’image du défenseur ”. La structure des relations entre les images inconscientes se reporte sur l’expérience réelle et détermine le mode d’action des gens. Ils agissent conformément aux qualités qu’ils ont reportées sur eux-mêmes, dans le cadre de la représentation du groupe et des qualités et liens intérieurs de celui-ci, implantés dans l’inconscient des individus qui le composent.

Le système socioculturel lui-même est soumis à la perception à travers certaines formes paradigmatiques, comme n’importe quel autre objet se trouvant dans le monde. C’est pourquoi le modèle d’action de la personne (ou de la communauté des gens) est un modèle d’interaction humaine. Cependant, les modèles d’interaction et d’autoorganisation interculturels sont un thème particulier, qu’on pourra aborder seulement lorsque nous deviendra plus ou moins claire la question de la perception par les porteurs de la culture de l’arène de leur action, c’est-à-dire la question du tableau du monde.

Le transfert peut se comprendre avec une double signification. C’est avec son aide que se construisent les scénarii culturels concrets, en nombre illimité, et un certain scénario global que nous appelons “ tableau du monde ”, mais c’est déjà un world-view à mettre en mots ou un schéma qui réunit les autres schémas de la réalité que perçoit la personne. “ D’Andrade has argued that “adequate description of cultural symbols from the word level to the level of large knowledge systems requires explication of the basic cognitive schemas which underlie these symbols”. Ultimately I think we will be forced to relinquish the classic picture of the basic cognition where belief systems are constructed form propositions which are in turn built from independent concepts defined by features… As we begin to focus on the relations between knowledge structures and context or practice, we find ourselves again in a constantly shifting set of mutually constitutive figures and grounds. The meaning of particular things and symbol is inferred form the context and context can be inferred form the interpretation given to particular meaningful elements.”28)

Ce scénario global - tableau du monde, peut être appelé “ monde à imaginer ” puisqu’il répond aux caractéristiques (dont la principale est la hors-rationalité) que donne Shweder à cette notion : “ Culture refers to the intentional world. Intentional persons and intentional worlds are interdependent things that get dialectically constituted and reconstituted through the intentional activities and practices that are their products, yet make them up. ”29) La conception de Shweder a besoin dans le cas présent d’être un peu précisée. En proclamant la multiformité des “mondes construits”, Shweder, au cours de ses raisonnements, semble-t-il, revient involontairement sur la vieille dichotomie entre mondes rationnels et irrationnels. A mon avis, une telle dichotomie contredit les prémisses de départ mêmes de Shweder, et nous affirmons que toutes les sociétés sans exception ont des tableaux du monde hors rationalité, ils sont variés et uniques pour chaque société.

On peut tenter d’interpréter le tableau du monde érigé sur la base des constantes culturelles comme un “ artéfact tertiaire ” selon Vartovski qui appelle “ les mondes à imaginer ” des artéfacts tertiaires : “ On this reconstruction, we may speak of a class of artifacts which can come to constitute a relatively autonomous ‘world’, in which the rules, conventions and outcomes no longer appear directly practical, or which, indeed, seem to constitute an arena of non-practical, or ‘free’ play or game activity. This is particularly true when the conventions of representation – e.g. in art, or in language-become transparent, i.e. when the relation to direct productive or communicative praxis is so weakened, that the formal structures of the representation are taken in their own right as primary, and are abstracted from their use in productive praxis. So called ‘desinterested’ perception, or aesthetic perception, or sheer contemplation then becomes a possibility; but not in the sense that it has no use. Rather, in the sense that the original role of the representation ha been, so to speak, suspended or braketed.” 30) Ici, nous déplaçons la définition de Vartovski sur “les mondes à imaginer”, c’est-à-dire dans le domaine de l’anthropologie. Il me semble que Vartovski lui-même aurait rejeté un tel transfert, dans la mesure où il rejette les théories de la perception qu’il appelle “ relativist theories of perception ” et définit de la manière suivante : “ here, for example, ‘seein ‘ is reconstrued as ‘seeing as’, and perception in general is linked to interpretation or judgment, i.e. as a (conscious or uncounscious) interpretation processing of sensory input in the framework of memory, past experience, intention, cultural or situational context, etc. Thus perception is not simply an essential relation between a perceiver and perceptual objects, or an essential and unchanging structure of an a priori sort, but cecomes a more plastic and variable activity or process of interaction, whose variability depends on acknowledged variation in context, use, background-knowledge or framework. ” 31) Si on n’amène pas ladite thèse jusqu’à l’absurde, on ne comprend pas en quoi elle se différencie, par principe, de la position comme quoi “perception has a history”. La question est seulement de savoir si c’est la coupe horizontale ou verticale des variations de la perception qui est prise en considération. D’autant plus que, comme le suppose Vartovski lui-même “ Such imaginary worlds I do not take as ‘dreams’ or ‘in the head’, but as embodied representations, or better, embodied alternative canons of representation : embodied in actual artifacts, which express or picture this alternative perceptual mode. Once the visual picture can be ‘lived in’, perceptually, it can also come to color and change our perception of the ‘actual’ world, as envisioning possibilities in it not presently recognized… My argument has been that, because of this thorough integration of perception with praxis, its forms change historically as that praxis changes historically; and that it is both determined by and helps to determine these very changes themselves.” 32)

Ainsi, nous pouvons interpréter le tableau du monde comme un phénomène mental. Il convient de remarquer que, si nous ne pouvons pas définir les constantes culturelles comme des schemas dans l’interprétation admise aujourd’hui de ce terme, alors les réalités qui se rapportent au tableau du monde, comme il est représenté dans le psychisme de la personne, sont justement les schémas auxquels est applicable la définition suivante de D’Andrade : “ Qu’est-ce qu’un schéma ? Premièrement, il faut dire q’un schéma n’est pas une petite image mentale. C’est une structure cognitive à l’intérieur de laquelle se produit l’interprétation du monde. Une caractéristique importante des schémas est le fait qu’ils admettent un rang de possibilités. Ainsi, il existe une grande diversité dans le genre des liens et des relations entre les lignes, parmi lesquelles existent des liens donnant la possibilité d’interpréter quelque chose comme l’objet A. Une autre caractéristique importante des schémas est le fait qu’ils utilisent ce qui s’appelle valeurs manquantes, c’est-à-dire des positions qui doivent être remplies même si elles ne se ressentent pas ou ne sont pas présentes. Une autre caractéristique des schémas est qu’ils peuvent être construits à partir d’autres schémas… Ce qui est interprété n’est pas une partie du schéma, mais le résultat d’une schématisation… Le schéma est un moyen procédurier que la personne utilise pour réaliser l’interprétation ; ils ne sont pas quelque chose d’interprété, même si ce résultat-là de l’interprétation est typique et se rencontre souvent… Il faut remarquer que les schémas ne sont pas la prise de conscience du moyen de l’interprétation. ” 33) En outre, les schémas des objets intentionnels (dans mon modèle, des objets du transfert des constantes culturelles) possèdent eux-mêmes l’action de motivation. Ainsi, selon D’Andrade, “ la cognition du schéma suppose une voie directe pour lier les processus culturels et psychologiques. La culture est une des sources les plus importantes de schémas humains et les schémas jouent un rôle central dans la plupart des processus psychologiques. Le schéma est un moyen pour lier la culture aux autres processus psychologiques qui influent plus ou moins directement sur l’activité des gens. ” 34)

Que sont donc, dans ce cas, les constantes culturelles ? Ci-dessus, nous les définissions comme des artéfacts cognitifs, des schémas de motivations et des sets fixés déterminant le mode intégral de la personnalité. Néanmoins, ces trois définitions sont toutes plutôt des dérivées. Nous les définissions aussi comme un general cultural script intériorisé qui détermine les 5 types d’artéfacts distingués par nous ci-dessus : (1) les artéfacts matériaux (puisqu’ils acquièrent leurs significations seulement dans le contexte du scénario culturel généralisé), (2) les artéfacts idéels, (3) les artéfacts cognitifs qui sont la représentation ou le schéma de l’objet dans la tête de la personne, (4) les modèles d’action avec les artéfacts et (5) les mondes intentionnels qu’en forçant un peu on pourrait assimiler aux artéfacts tertiaires de M. Vartovski, ainsi que l’espace culturel de l’action incluant le cadre de l’action – les “ images ” dont nous parlions ci-dessus. L’ensemble des constantes culturelles dans ce cas apparaît comme un agrégat mental culturellement déterminé qui, s’exprimant dans le general culturel script intériorisé, détermine toute l’activité du cerveau humain, s’avère son processeur.

Il convient de souligner que je présente le processeur justement comme un scénario généralisé, spécifique pour chaque culture. Cette approche nous permet de résoudre avec légèreté deux questions : celle qui concerne le problème du contexte, et celle qui concerne le problème de la transmission culturelle. Puisque le processeur lui-même fixe les liens et les actions réciproques des objets, la motivation et l’orientation de l’activité de la personne déjà dans le contexte des objets du monde intentionnel, alors la question de savoir comment se forme le contexte culturel tombe d’elle-même. La question de la transmission culturelle se résoud relativement simplement. Puisque l’enfant assimile une multitude de scénarii de la vie quotidienne qui réflètent les principes d’interaction entre personnes dans sa culture, dans sa tête se déposent des traits généralisés qui définissent cette interaction. Et les principes d’interaction peuvent être généraux ou niveau micro et macro. Il y a des traits généraux dans la manière dont une personne prend possession d’une parcelle de terrain acheté par elle-même et dont un peuple prend possession d’un territoire qu’il a acquis en résultat d’actions militaires. Ici, on peut dans l’ensemble être d’accord avec l’affirmation de Theodore Schwartz : “ La culture … est l’adaptation humaine initiale. La culture se compose des dérivés de l’expérience, plus ou moins organisée, apprise et de nouveau créée par les individus qui constituent les populations, ainsi que de l’interprétation des significations, transmises à partir des générations passées, à partir des contemporains ou formées par l’individu lui-même. Cela concerne avant tout la nature de la culture ”, 35) comprise dans l’esprit de la conception du scénario culturel généralisé.

Tout cela est extrêmement important pour construire un modèle de fonctionnement de la culture et de l’activité culturellement conditionnée des gens.

Maintenant, nous devons aborder la question du “ distributive model of culture ”. Nous commencerons avec encore une citation de Michael Cole. “ Le fait que la culture est structurée ne suscite pas de doutes, mais il est indubitable aussi que ce pattern est loin d’être uniforme, qu’il n’est pas général et que le caractère structuré de la culture se manifeste lors des actions réciproques locales en “ face à face ”, des actions qui ont des limitations locales et sont, par conséquent, hétérogènes par rapport à la culture toute entière. C’est pourquoi toute personne qui s’intéresse aux problèmes de la culture, doit constamment avoir en vue les unités effectives de la culture : celles-ci doivent être disposées quelque part entre “ le tout parfaitement construit ” et “ l’accumulation fortuite des artéfacts ”. 36) Ainsi, en caractérisant les unités effectives de la culture, K. Geertz a supposé que “ culture is best seen not as complexes of concrete behavior patterns – customs, usages, traditions, habit clusters – as has, by and large, been the case up to now, but as a set of control mechanisms for the governing of behavior ”, sous lequel Geertz comprend les “ plans, recipes, rules, instructions (what computer engineers call “ programs ”) ”. 37) Par “assortiment de mécanismes de gestion”, j’entends un ensemble de constantes culturelles qui, dans le cadre d’une seule culture, s’avèrent inévitablement les objets de divers transferts et sur la base desquelles se forme la totalité des images du monde qui se différencient les une des autres. Ainsi, l’orientation de valeur s’avère le matériau sur la base duquel se cristallise telle ou telle culture. Les constantes culturelles ne contiennent pas de représentations sur la tendance de l’acte et son appréciation morale. La tendance de l’acte est fixée par l’orientation des valeurs. Les constantes culturelles et la configuration des valeurs se correspondent en tant que mode d’action et but de l’action.

Chaque système socioculturel, dans quelque mesure, adapte une tradition culturelle large, mais les constantes culturelles par elles-mêmes sont neutres par rapport à telle ou telle orientation de valeur. La personne est libre de choisir quel système de valeurs adopter. La culture est déterminée par le besoin qu’a la personne de s’adapter psychologiquement, de même que l’activité assurant la vie du système socioculturel est déterminée par le besoin de la personne de s’adapter physiologiquement à son environnement. Par exemple, la vision, tant physiologique que psychologique est strictement déterminée et il existe des lois tout à fait déterminées de perception visuelle, mais vers quoi la personne regardera – cela c’est son choix. Ainsi, on peut voir le tableau du monde (le monde intentionnel) comme une dérivée des constantes culturelles, d’une part, et des valeurs d’orientation, d’autre part. Les constantes culturelles sont invariables au cours de toute la vie du système socioculturel donné, tandis que l’orientation de valeur peut changer, elle est le résultat du libre choix des gens.

La présence, chez les différents membres d’un système socioculturel et de leurs groupes socio-fonctionnels, de différentes orientations de valeurs entraîne inévitablement que le système socioculturel n’a pas un seul tableau du monde – un seul monde intentionnel ” mais un ensemble de mondes intentionnels réciproquement liés (ayant une seule et même “ carcasse ” - système de constantes culturelles). Par exemple, dans une culture, il peut exister une certaine “ image du protecteur ”, constante du point de vue des caractéristiques technologiques, en dehors de leur contenu ; mais sur qui cette image sera transférée, cela dépend des dominantes idéologiques des porteurs des dites constantes culturelles. Autre chose est aussi que celui ou ce (s’il s’agit de quelque chose d’inanimé) qui sert d’objet du transfert, est vu à travers le prisme que forment les constantes culturelles.
Un autre composant est aussi lié au tableau du monde : le thème culturel, qui s’avère central pour le peuple en question. Ces notions ou institutions, qui deviennent des thèmes culturels, d’une manière ou d’une autre, sont liées aux représentations religieuses, caractéristiques de telle ou telle culture, ou, plus précisément, aux formes d’intégration sociale qui ont reçu dans ladite culture un fondement religieux. Il serait plus exact de voir le thème culturel comme le type du transfert stable, qui reflète le paradigme de la “ condition de l’activité ” dans le psychique des porteurs de la culture. Le thème culturel, étant le résultat d’un transfert stable (ce qui ne signifie nullement indestructible), est inclus dans les tableaux du monde des différents groupes intraculturels, et, par conséquent, dans les différents systèmes de valeurs et au cours de l’histoire du peuple, il peutapparaître sous des interprétations différentes, et même réciproquement opposées. Telle ou telle perception du thème culturel central dépend des orientations de valeurs des membres du système socioculturel et de leurs groupes socio-fonctionnels.

La culture s’avère répartie entre ses porteurs. Les constantes culturelles, au moyen du processus du transfert, se reportent sur différents objets de la réalité. Ces transferts s’avèrent stables à un degré plus ou moins grand. Au plus grand degré, on trouve ceux qui sont liés au paradigme “ condition de l’action ” et deviennent des thèmes culturels dominants de la société. Sur la base de ces mêmes constantes culturelles se forme tout un ensemble de tableaux du monde, dans chacun desquels ces thèmes culturels sont interprétés de manière diverse.

Nous voyons que la culture représente un système assez compliqué. On peut supposer, que la répartition de la culture, basée sur les seules constantes culturelles, la désagrégation du thème culturel ont leur importance fonctionnelle. Si le système des constantes culturelles représente en même temps aussi un modèle sur la base duquel les porteurs de la culture agissent dans le monde, et le modèle de leur interaction entre eux, alors la répartition de la culture est quelque chose qui ressemble à un mécanisme de mise en marche de l’autoorganisation du système socioculturel. L’activité dans le monde et l’autoorganisation sont les deux faces d’une même médaille. Le système culturel, au moyen de la perception dynamique de l’environnement, ordonne non seulement la réalité extérieure, mais aussi lui-même en tant que composant de cette réalité.

Si, dans le tableau du monde, la réalité apparaît à la personne comme l’arène de son activité, alors il n’est pas étonnant qu’elle représente un système dans lequel le maintien d’un équilibre est possible seulement si elle se trouve en état dynamique. Vous tomberez de la bicyclette si vous restez assis sur le siège sans bouger, même si celle-ci a trois roues. Si vous avez posé vos pieds sur les pédales, il faut les faire tourner.

Les modèles culturels qui régulent le caractère de l’activité des membres du monde socioculturel et leur interaction entre eux doivent être appelés des scénarii d’adaptation à l’activité. Ils se forment sur la base du general cultural script intériorisé, qui se réfracte d’une manière correspondante dans les situations concrètes. Les scénarii d’adaptation à l’activité des différents groupes intraculturels se trouvent dans une interaction au cours de laquelle, pour chaque groupe ethnique, se produit la correction des objets du transfert, et précisément la diminution de l’intensité de la “ source du mal ”, le renforcement de “ l’image du nous ” et de “ l’image du protecteur ”. La réalisation des scénarii d’adaptation à l’activité, inhérents à telle ou telle culture, est liée au fait de “ perdre ”, sur le matériau du dit modèle, tels aspects, plus ou moins importants du thème culturel. Grâce à sa structure “ dramatisée ”, basée sur le dialogue, le modèle d’adaptation à l’activité se construit sur l’interaction des différents groupes intraculturels et, par conséquent, des différentes variations de la tradition. On peut présenter le scénario d’adaptation à l’activité comme un algorithme original de l’acte, et donc d’un artéfact original, que j’ai présenté dans ma hiérarchie comme (4). Le scénario d’adaptation à l’activité, si l’on peut s’exprimer ainsi, est technologique. Algorithme de l’interaction des différentes parties du système socioculturel, il peut se réaliser sur le matériau le plus divers, et, dernière ses différentes réalisations, il n’est pas toujours facile de voir le fondement commun. Il est aussi privé de tout fondement idéologique : les gens agissent conformément au scénario d’adaptation à l’activité parce qu’il leur convient d’agir justement ainsi. Et ce n’est qu’après que, d’une manière ou d’une autre, ils justifient leurs actes.

Si le tableau du monde, produit à partir de l’ensemble des constantes culturelles, est un système par principe dynamique, cela signifie que s’y trouve implantée dès le début une perception conflictuelle du monde. Il est évident qu’en lui s’y trouve par avance aussi le conflit entre “ l’image du nous ” et “ l’image du mal ”. Mais intérieurement, la perception de sa propre culture elle-même, de sa société, est aussi conflictuelle, dans la mesure où elle n’est pas uniforme et ne se construit pas si facilement en “ image du nous ”. L’existence à l’intérieur du système socioculturel des différents tableaux du monde ayant à leur base des constantes culturelles communes, mais différents systèmes de valeurs, des interprétations différentes des principaux thèmes culturels, a pour résultat qu’un conflit est inévitable à l’intérieur du système socioculturel.

Mais puisque le système des constantes culturelles fixe les relations réciproques déterminées des différentes parties du système socioculturel, alors est fixée aussi la structure de ce conflit, qui s’avère le moteur qui soutient le dynamisme du système socioculturel, dynamisme nécessaire à sa survie (la survie, l’adaptation se comprend toujours en liaison indestructible avec l’élargissement de la sphère d’activité. Cela signifie, que le conflit intraculturel est fonctionnel.

C’est le modèle d’interaction des groupes socio-fonctionnels intraculturels, dont aussi ceux qui se trouvent en conflit avec eux-mêmes, et ne peuvent établir aucuns accords entre eux, agissent synchroniquement, en se soumettant aux rythmes d’un conflit intraculturel fonctionnel (ce qui s’explique par le fait que, à la base de tous les scénarios privés d’action se trouve le general cultural script intériorisé, présenté sous forme de l’interaction des constantes culturelles, reflété dans le tableau du monde de chacun des groupes intraculturels qui constituent le système socioculturel et dont les membres du groupe socioculturel n’ont pas conscience). Chaque groupe agit par lui-même dans son monde intentionnel et il semble que la main droite ne sait pas ce que fait la main gauche. Acte après acte se joue en quelque sorte un drame dont chaque acte semble isolé et n’avoir aucun rapport avec la structure toute entière, mais tous ensemble ils amènent à créer de nouvelles institutions sociales qui donnent au système socioculturel dans son ensemble la possibilité d’une action constructive. Bien-sûr, pour l’observateur extérieur, les actes en conformité avec le schéma d’adaptation à l’activité peuvent sembler exagérèment compliqués et morcelés. Mais ici se pose la question non seulement de la rationalité de l’acte, mais aussi de sa nature psychologiquement confortable, ainsi que de sa logique intentionnelle. L’algorithme de l’acte des membres d’un système socioculturel correspond à leur perception du monde. Puisque dans le tableau du monde la réalité est toujours schématisée, et donc déformée, les actes des gens d’un point de vue objectif peuvent ne pas être linéaires. L’acte humain, en devenant un phénomène culturel (artéfact) doit être inscrit dans la structure générale de l’être, et c’est pourquoi sa rationalité ne se comprend que à l’intérieur de la logique de ladite culture.

N’importe quelle idéologie adoptée par un système socioculturel, s’adapte sur la base des mêmes principes que les représentations de l’environnement. L’environnement extérieur, et le système idéologique, des valeurs adoptées par le peuple, d’un point de vue ethnopsychologique, sont des phénomènes d’un même ordre : c’est le milieu extérieur, naturel et socioculturel. L’un et l’autre nécessitent de s’adapter. L’un comme l’autre, dans la perception du peuple, est d’une certaine manière rationalisé. Les éléments de l’un et de l’autre peuvent devenir objets du transfert des constantes ethniques. Ces transferts peuvent être communs à tout le système socioculturel et ils peuvent être inhérents seulement à un seul ou à plusieurs des groupes intraculturels. Devenant objet du transfert des constantes ethniques, l’idéologie se transforme en “ décoration ”, représentant le “ champ d’action ” du système socioculturel.

Néanmoins, lorsque nous avons affaire à un matériau ethnographique et historique vivant, nous voyons et nous sentons que la transgression du conflit fonctionnel est souvent due au fait que telle ou telle forme d’existence du système socioculturel, tel ou tel mode de son fonctionnement, peut-être, du point de vue de l’adaptation au milieu social et naturel environnant, irréprochable, se trouve privé de son sens, de ses dessous idéels, qui sont exprimés dans le thème culturel principal. Et donc, ce n’est pas seulement la fonction adaptationnelle du conflit intraculturel qui est importante, mais aussi le fait que, au moyen de ce conflit, se joue quelque contenu essentiel pour le système socioculturel. Et cette épreuve elle-même, “ le jeu ” avec ces significations, ces “ valeurs ” sont aussi une composante du processus intraculturel.

Tirons les conclusions.

La culture est la notion la plus importante de l’anthropologie. Je comprends la culture comme un ensemble de systèmes signifiants avec différents niveaux de complexité, tant conscients qu’inconscients. Sous systèmes signifiants, je comprends l’ensemble des composants mentaux des artéfacts de tous les niveaux, dont le cœur représente le scénario culturel généralisé (le système des constantes culturelles), car justement c’est en liaison avec eux que les divers objets et actions acquièrent une signification dans la culture : des schémas cognitifs des différentes choses jusqu’aux scénarii évènementiels, des objets qui se rapportent à la culture matérielle jusqu’aux algorithmes d’action avec eux, des simples instructions jusqu’aux mécanismes les plus complexes d’autoorganisation des populations de porteurs de ladite culture (systèmes socioculturels), des mondes intentionnels jusqu’aux personnalités intentionnelles. Le noyau de la culture - le scénario culturel généralisé – se compose, comme tout scénario, de composants qui définissent le but, la tendance, la condition de l’action (la condition de l’action est son composant le plus important et s’exprime souvent explicitement à l’instar du thème culturel central, de l’ethnie de la culture), et le caractère d’interaction des personnes qui participent à son incarnation. Conformément au scénario culturel généralisé se produit la répartition des rôles culturels ou répartition de la culture. Elle détermine le caractère de la perception de la réalité (le mode d’intentionalité) et les mécanismes des modifications et des transformations du système socioculturel, qui se trouve être son porteur. La transmission de la culture de génération en génération se réalise au moyen de l’assimilation d’une énorme ensemble de scénarii évènementiels et de la condensation dans le psychisme de la personne des principaux principes d’interaction, caractéristiques de ladite culture. Exactement comme l’enfant est prédisposé pour assimiler une langue, la personne est prédisposée à l’assimilation de la culture et à l’intériorisation de ses éléments centraux. Je pars aussi du fait que les principes d’interaction au niveau micro et macro sont en corrélation. La manière dont la personne met en forme une page de son manuscrit comporte des élèments semblables à la façon dont un peuple assimile un espace nouveau pour lui. Tous les éléments liés avec le scénario culturel central représentent le champ culturel – champ de l’activité humaine. La culture a une fonction d’adaptation, en rendant, au moyen de la correction de la perception, le monde plus confortable pour la personne, une fonction d’activité, en présentant le monde comme un objet d’activité de la personne, une fonction de communication, en transformant le monde en moyen de communication et en créant les conditions pour répartir les rôles culturels et leur interaction adéquate, et une fonction d’autoorganisation, qui toutes donnent au système socioculturel une possibilité de se restructurer en réponse aux modifications, aux défis ou menaces extérieurs. La culture est un système dynamique par principe. Dans le scénario culturel le plus général réside un conflit fonctionnel qui permet au système socioculturel de conserver un équilibre seulement dynamique, c’est-à-dire en communication fonctionnelle et conflictuelle constante et dans l’interaction des groupes intraculturels, ce qui permet aux mécanismes d’adaptation et de transformation de se trouver toujours “ en fonctionnement ”.

Le système socioculturel représente la totalité des porteurs de ladite culture, qui sont unis avant tout par le scénario culturel général intériorisé commun, qui leur permet dans n’importe quelles situations de conserver le niveau nécessaire de communication et d’interaction. Justement le fonctionnement normal du conflit fonctionnel intraculturel atteste de l’état d’être capable d’agir du groupe socioculturel (car dans ce cas la culture réalise pleinement toutes ses fonctions), et le cercle des personnes capables d’y prendre part trace les frontières du groupe socioculturel.

Une perspective du développement de l’anthropologie me semble être la création d’une théorie qui non seulement expliquerait la vision conditionnée par la culture du monde, l’influence de cette dernière sur l’activité de la personne (ou, au contraire, l’influence de l’activité sur la perception du monde), le rapport entre les significations mentales et la réalité extérieure, la répartition de la culture et ses fonctions d’adaptation, de motivation, de communication, de répartition, mais aussi, qui en se basant la fondation de la conspréhension culturo-psychologique du psychisme humain, expliquerait le fonctionnement de l’ethnie comme système socioculturel, mobile, vivant, perpétuellement changeant, capable de surmonter les crises et de se restructurer selon les nécessités du moment. Il convient de souligner qu’une telle perspective exige de travailler particulièrement soigneusement la notion de “ culture ”, pour éviter de faire un saut dans les belles-lettres du type postmoderne. C’est pour cela justement qu’il faut prêter une attention particulière à la description de la structure et du fonctionnement du champ culturel, de la composante culturelle de notre psychisme et au développement de la conception des scénarios culturels, applicables pour expliquer les évènements au niveau macro. Cela signifie que dans le cadre de l’anthropologie doit être élaborée une théorie sociologique propre et une méthodologie propre d’interprétation de l’histoire.

Cette tâche pourrait être accomplie par une science qui prendra en considération tout le bagage constructif des conceptions anthropologiques et des conceptions qui leur sont adjacentes, qu’il faudrait, à mon avis, appeler ethnologie historique, et dont j’ai exposé ici les bases.

Notes:
1)American Anthropologist. Vol. . N° . March 1991. Pp. 9-27.
2)Roy G. D’Andrade. Cultural Meaning Systems. In : Richard A. Shweder, Robert A. Le vine (eds) Cultural Theory. Essays on Mind, Self and Emotion. Cambridge, L., NY., New Rochelle, Melbourne, Sydney: Cambridge University Press, 1984, p. 110.
3) Ibid. P. 111.
4) Boesch, Ernest E. Symbolic Action Theory and Cultural Psychology. Berlin, Heidelberg, NY, L., Paris, Tokyo, Hongkong, Barselona, Budapest : Springel-Verlag, 1991, p.29.
5) Richard A. Shweder. Thinking Through Cultures. Cambridge (Mass.), London (England): Harvard University Press, 1991, p. 74.
6) Miller P.H. Theory of Developmental Psychology. NY; Freeman, 1993, p. 421.
7) M. Cole Psychologie culturo-historique. M., 1996, p. 208.
8) Nelson, K. Cognition in a Script Frammework. In: J.H. Flavell and L. Ross (eds.) Social Cognitive Development. Cambridge : Cambridge University Press, 1981, p. 110.
9) K. Nelson. Children’s Scripts. In: Katherine Nelson. Event Knowledge Structure and Function in Development. Hillsdale, New Jersey – L.:Lawrence Erlbaum Associates, Publishers, 1986, pp. 44-45.
10) Robyn Fivush, Elizabeth Slackman. The Acquisition an Development of Scripts. In: Katherine Nelson. Event Knowledge Structure and Function in Development. Hillsdale, New Jersey – L.:Lawrence Erlbaum Associates, Publishers, 1986, pp.72-73.
11) Marx W. Wartofsky. Models Representation and The Scientific Understanding. Dordrecht: Holland/Boston : Usa/L.:England; D. Reidel Publishing Company, 1979. P. 201
12) Ibid. P. 202.
13) “ Culture and Cognitive Science ”, Talk Presented to the Cognitive Science Program, U.C. Santa Barbara, May 15, 1997.
14) Simon, H. Sciences of the artificial. Cambridge, MA:MIT Press, 1981, p.8.
15) Talk Presented to the Cognitive Science Program, U.C. Santa Barbara, May 15, 1997.
16)D.N. Uznadze. Les bases expérimentales de l’attitude (du set) psychologique. Tbilissi : Editions Académie des Sciences de la RSS de Géorgie, 1961, pp.39-40.
17) D.N. Uznadze, p.40.
18) D.N. Uznadze, p.125.
19) D.N. Uznadze, p. 169.
20) A.S. Prangichvili. Le set (attitude) en tant que base intangible (impalpable) du reflet psychique. Dans le recueil : L’insconscient. La nature, les fonctions, les méthodes de recherches. Sous la réd.de A.S. Prangichvili, A.E. Cherozi, F.V. Bassine. Tbilissi : ed. “ Metsniereba ”, 1985. Tom 4.
21) A.S. Prangichvili. Le set (attitude) en tant que base intangible du reflet psychique, p.20.
22) Ch.A. Nadirachvili. La psychologie de la propagande. Tbilissi : “ Metsniereba ”, 1978, p.10
23) Ch.A. Nadirachvili, pp.12-14.
24) Cole M. Les mécanismes culturels du développement // Voprosy psychologii. 1995, N°3, p.3.
25) Markarian, Edward. Capacity for World Strategic Management. Yerevan:Gitutun, 1998, p.84.
26) Markarian E.S. Prémisses méthodologiques initiales de l’étude des cultures ethniques. Dans le livre : Problèmes méthodologiques des cultures ethniques. Matériaux de symposium. Erevan, ed. Acad.des Sciences de la RSS d’Arménie : 1978, p.8-9.
27) Keesing R. M. et Kessing F. M. New Perspectivers in Cultural Anthropology. New York ets: Holt, Rinehant and Winston, Inc. 1971, p. 357.
28) Janet Keller. Schemes For Shemata. In : New Direction in Psychological Anthropology. Theodor Schwartz, Geoffry M. White, Catherine A. Lutz (eds) Cambridge: Cambridge University Press, 1994, pp.63-64.
29) Richard A. Shweder. Thinking Through Cultures. Cambridge (Mass.), London (England): Harvard University Press, 1991, p. 101.
30) Marx W.Wartofsky. Models Representation And The Scientific Understanding. Dordrecht: Holland / Boston : Usa / L.:England: D. Reidel Publishing colpany, 1979. P. 208.
31) Ibid. P.190.
32) Ibid. P.190.
33) Roy G. D’Andrade. Cognitive Anthropology. In : New Direction in Psychological Anthropology. Theodor Schwartz, Geoffry M. White, Catherine A. Lutz (eds) Cambridge: Cambridge University Press, 1994, p. 52.
34) Roy G. D’Andrade. Cognitive Anthropology. In : New Direction in Psychological Anthropology. Theodor Schwartz, Geoffry M. White, Catherine A. Lutz (eds) Cambridge: Cambridge University Press, 1994, p. 57.
35) Theodore Schwartz. Anthropology and Psychology. In : New direction in Psychological Anthropology. Theodor Schwartz, Geoffry M. White, Catherine A. Lutz (eds) Cambridge: Cambridge University Press, 1994, pp.324-325.
36) Cole M. Les mécanismes culturels du développement // Voprosy psychologie. 1995, N° 3, p. 7.
37)Clifford Geertz. The Interpretation of Cultures. N.Y. : Basic Books, 1973, p. 44.